Renée Dunan "Crime et Littérature" (1928)

Publié le par Fabrice Mundzik

"Crime et Littérature", par Renée Dunan, fut publié dans La Gazette de Paris n°6 du 22 décembre 1928 :

Crime et Littérature

Il y a beaucoup de gens, je crois, qui n'ont pas le courage d'assassiner. On ne saurait d'ailleurs en toute franchise, leur en vouloir. Le certain, c'est que le courage leur manque, ils craignent les dernières convulsions de leur victime éventuelle, peut-être aussi le Procureur Général, qui serait en nécessité de leur refuser son approbation. Il n'est même pas impossible que la crainte du remords les hante, s'ils ont lu Thérèse Raquin. Bref, ils restent honnêtes ou à peu près, se contentant de vendre de la toile de coton pour du fil, de la colle de poisson pour de la confiture, de l'arachide pour du beurre. Ils mettent aussi en Société anonyme les mines de belles filles de Galverston-en-Ohio, enfin ils sont de bons citoyens.

Mais, le crime qu'ils ne commettent pas ? allez-vous me dire. Eh bien, ils le trouvent dans la littérature et même accompagné d'un fidèle second, qui pourtant, dans la vie, est assez rarement le commensal dudit crime, à savoir le châtiment. Et voilà comment ces braves gens se satisfont en partie double. Ils jouissent à la fois des subtilités les plus ténues du meurtre inventé, avec le sentiment agréable qu'eux-mêmes n'auraient pas fait mieux, et ils admirent ensuite la Justice qui triomphe en leur nom.

Oh ! ce sont des profiteurs...

Et voilà pourquoi la littérature criminelle est si abondante aujourd'hui...

On s'est souvent demandé si le roman de police et d'aventures dont il s'agit était né récemment ou s'il se perdait dans un lointain passé. Mais il est éternel en vérité, tout comme le bon citoyen dont je parle.

Qu'est, je vous le demande, la Chanson de Roland, sinon un roman de ce genre ? Et Tartufe, que l'on a pris l'habitude de tenir pour une grande œuvre d'anticléricalisme transcendant ? Mais c'est un roman policier. Seulement, jadis, la police était naturellement romanesque. Elle laissait, accomplir des aventures comme celle de Latude (1) qui défie le roman feuilleton.

Les éditeurs l'ont bien compris, et les écrivains le savent depuis longtemps. Le chef-d'œuvre du roman policier reste cependant toujours Les Illusions Perdues, de Balzac, où Vautrin s'étale en toute sa majesté.

Toutefois, les libraires nous offrent tous les jours des choses remarquables encore, si elles ne méritent pas d'être comparées à Balzac. Ce sont d'abord les Arsène Lupin, de Maurice Leblanc, qui complètent utilement les Sherlock Holmes, de Conan Doyle.

D'ailleurs, c'est surtout en Angleterre que le roman de police est abondant et estimable. La Librairie des Champs-Elysées s'est même fait une spécialité d'en donner de remarquables traductions, c'est-à-dire où le crime a vraiment de l'envergure et la police de l'astuce. Ainsi, du Meurtre de Roger Ackroyd, de A. Christie, de divers livres curieux et désordonnés de Valentin Williams, du très plaisant Loup Solitaire, de L.-J. Vance, et du C'est fait, de John Chancellor, notamment.

Les Éditions Gallimard ont aussi une collection assez joviale dont le meilleur livre est sans doute Le Reflet dans la nuit, de A.-W. Mason. C'est une aventure de jeune fille du monde et criminelle qui s'atteste d'un modernisme complet.

Mais il s'en crée tous les jours, de ces collections de livres qui considèrent l'assassinat comme une fin en soi et sans doute un art libéral. Voici encore les « Éditions Cosmopolites » où Edgar Wallace nous montre ses Trois Justiciers, et Rosny senior sa Femme disparue. Les Trois Justiciers, c'est une sorte de Judex-Anglo-Saxon... Un Judex en trois personnes. Et je ne parle pas des illustres histoires inventées par Arthur Bernède, et qui ont en sus la gloire du film. Il y a Poker d'As (Tallandier), où un honnête homme se trouve bandit malgré lui...

Il faut reconnaître ici que les éditeurs font tout au monde pour satisfaire une clientèle blasée par l'usage sur les meurtres  et les aventures à tiroirs. Au surplus, le Comte de Monte-Cristo ne cesse point, malgré tout, d 'avoir des amis et il faut avouer que s'il comporte des longueurs, il vous garde un sel étonnant.

Mais faut-il admettre toutefois que par le triomphe de la justice à la fin de tous ces livres, la morale soit entièrement satisfaite, car il est peut-être dangereux de montrer des crimes organisés si savamment qu'on se sent certainement envie de les mettre un peu en œuvre ?...

Je me garderai, arrivé ici, de dire du mal des romans de police. Comme le pensait notre vieux maître Aristote, la littérature PURGE plutôt les passions qu'elle ne les encourage. En nous montrant le meurtre réalisé avec art, elle nous enlève le désir de le mieux réussir qu'il ne l'est dans le livre.

Il y a des exceptions, sans doute, mais qu'y faire ? Nul ne peut ignorer qu'à force de donner une valeur extrême à la virginité, on finit par la rendre aussi idéologique que l'éléphant blanc. Pourtant, faut-il la discréditer ? Je vous vois venir, vous voudriez savoir ce que j'en pense !...

Hé, mordieu ! je crois que là comme pour le crime et ses suites, il est bon de trouver la nuance lorsqu'on en parle. La nuance, c'est-à-dire ne pas tenter de nous faire croire que la police est fort habile, ni la virginité une perfection. Mais il ne faut pas donner non plus l'exemple d'un mépris trop grand de la vie humaine, même dans le roman... Car l'expérience semble bien dire que l'honnête homme dont j'ai parlé, sous la suggestion peut-être des écrits, se laisse parfois tenter de « faire un carton » en des circonstances mal avouables.

Il est vrai, me dit l'éditeur, que s'il était allé s'entraîner chez Gastinne-Renette (2) au lieu de lire Fantomas, il ferait moins souvent grâce involontaire à l'adversaire...

Oui ! mais en ce cas les romanciers devraient tenter de lui faire croire qu'il est préférable de ne pas tirer à bout portant...

Renée Dunan

  1. « Peu de figures historiques ont pris dans l'imagination populaire une plus grande place que Masers de Latude. Le célèbre prisonnier semble avoir résumé dans sa vie de souffrances les iniquités d'un gouvernement arbitraire. Les romanciers et les dramaturges du XIXe siècle ont fait de lui un héros, les poètes ont drapé ses malheurs de crêpes étoilés, nos plus grands historiens lui ont consacré leurs veilles, de nombreuses éditions de ses Mémoires se sont succédé jusqu'à nos jours. Les contemporains de Latude le regardaient déjà comme un martyr, et la postérité n'a pas découronné sa tête blanchie dans les prisons de cette lumineuse auréole. Sa légende, Latude l'a formée lui-même. Lorsqu'en 1790 il racontera l'histoire de sa vie, il se servira de son imagination méridionale plus que de ses souvenirs. » Extrait de "Mémoires authentiques de Latude : écrits par lui au donjon de Vincennes et à Charenton", ouvrage disponible sur Gallica.
  2. « Le tir au pistolet a l'air de manquer d'attraits. C'est une erreur. On est froid à l'idée d'un homme seul, s'évertuant à placer des balles au centre d'un rond de carton.  Cependant il y a bon nombre d'amateurs intelligents qui passent des heures chez Gastinne-Renette […] On dit qu'il faut le même temps pour former un tireur au pistolet que pour faire un pianiste […] Les amateurs en renom fréquentent surtout le tir Gastinne-Renette, qui dispose de sept compartiments de seize mètres et d'un compartiment de vingt-huit mètres, le compartiment du bonhomme. A la veille d'un duel, on n'hésite pas à aller essayer son adresse sur le bonhomme de l'avenue d'Antin. » Extrait de Le Figaro — Supplément littéraire du dimanche n°24 du 13 juin 1885. (Gallica)

A lire aussi :

J.-H. Rosny aîné "La Femme disparue" (La Nouvelle Revue Critique - 1926) [sur le Blog J.-H. Rosny]

La série Le Loup solitaire, de Louis Joseph Vance [sur le Blog Baskerville]

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